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Enquête : Des Tiers-Lieux aux Tiers-Lieuses, Le lien social comme catalyseur de la citoyenneté

 1er juin 2023

Une enquête à la croisée de l’approche universitaire et des pratiques d’une association d’éducation populaire.

Après la publication de l’ouvrage « Tiers-lieux à but non lucratif », l’association Relier a ressenti la nécessité de retourner sur le terrain pour évaluer les impacts de la présence des tiers-lieux à but non lucratif en milieu rural. L’objectif était : 1° d’approcher une petite dizaine de lieux singuliers pour y rencontrer les acteurs/trices impliqué.es dans leur création, leur portage, leur fréquentation, leurs projets, leur pérennisation, 2° d’étudier les interactions entre les animateurs/trices du lieu et les usagers/ères, 3° d’apprécier leur place dans le tissu local à travers la qualité de leurs relations avec les habitant.es et les élus locaux.

Il s’agissait aussi de rendre sensible, à travers les activités et le filtre des ressentis des divers protagonistes, les particularités d’un tiers-lieu donné : sa situation à l’orée d’un village, en centre-bourg ou en rase campagne ; son environnement : espaces construits, jardins, champs, bois, quartiers, son cadre : grandes maisons anciennes, bâtiments désaffectés, hangars, fabriques, &c,.. Bref, de voir en quel endroit les initiateurs/trices avaient choisi de partager leurs valeurs, d’introduire et/ou de populariser de nouvelles façons de voir le bâti, l’approvisionnement et la distribution alimentaire, l’animation rurale et la gouvernance d’un lieu...

Un tandem à l’épreuve du terrain

Pour mener à bien cette enquête, Relier a voulu initier une démarche nouvelle : se rapprocher de l’université pour toucher les jeunes générations, en l’espèce des étudiant.es en sciences humaines et sociales. Ce faisant, Relier se plaçait à la croisée des approches de l’enseignement universitaire et des pratiques moins codées d’une association d’éducation populaire. Après l’exposition de ce tandem à l’épreuve du terrain, Relier ressent le besoin d’évaluer l’impact de cette collaboration sur les orientations de ses actions ultérieures et sur les bifurcations possibles de l’enquêtrice... Nous avons décidé de faire confiance à une étudiante en fin de master 2 à l’université de Lyon 3, Blanche Laskar, à qui il a été demandé de mener de la façon la plus autonome possible une enquête de six mois en stage rétribué d’avril à octobre 2022. Bien que ses études soient centrées autour des relations internationales et de l’environnement, Blanche a été choisie parmi plusieurs postulantes qui présentaient toutes un profil prometteur. Déjà rompue à la pratique de l’enquête et possédant une connaissance théorique des tiers-lieux, elle avait une soif de rencontres et une capacité de mobilité qui se sont avérées précieuses pour sillonner la France dans tous les sens en toute autonomie. Relier a fourni une aide en matière d’encadrement, d’orientation de l’enquête, d’élaboration du questionnaire, de choix des lieux et de traitement des données recueillies.

Données inédites et questionnements sur le genre et le politique

Au terme d’une enquête intitulée « Un regard politique sur les tiers-lieux ruraux » qui a recueilli quantité de données inédites -nous vous invitons à les découvrir dans son rapport- Blanche se pose, nous pose, au moins deux questions que nous n’allons pas esquiver, à charge pour Relier de remettre son ouvrage sur le métier. La première question concerne la permanence des pratiques dominantes liées au genre dans des tiers-lieux a priori égalitaires. La seconde interroge le fait que les tiers-lieux ne s’affichent pas ouvertement comme des lieux -ou plutôt comme des vecteurs- de changement politique sur leur champ d’action, ce que pour sa part elle regrette. Relier a une position plus nuancée sur la question.

La question du genre dans les tiers-lieux n’est pas encore documentée. On observe néanmoins un franc clivage hommes/femmes, à la fois dans les objectifs des lieux et dans la répartition des rôles en leur sein. Au niveau structurel, les lieux les plus lucratifs, les plus reconnus -espaces de coworking, fablabs, hackerspaces, makerspaces, &c., dédiés à ce qui tourne autour des prestations, de la fabrication d’objets et des applications professionnelles et privées de l’informatique, sont majoritairement tenus par des hommes. Les lieux les moins lucratifs, occupés à la collecte et la distribution d’aliments locaux et sains, à l’entretien de jardins partagés, à l’animation du jeune âge, au bien-être personnel, à la redistribution de vêtements, aux chantiers participatifs, &c., sont tenus par des femmes. Exemple : Sur l’un des tiers-lieux étudiés, il y a 95% de femmes : 25 personnes -dont 2 hommes- se relaient pour faire tourner l’épicerie (commandes, livraisons, vente, tenue des stocks) et les animations. Sur ce même lieu, 80% d’hommes participent de façon ponctuelle aux travaux de menuiserie, maçonnerie, montage, transport d’objets lourds.

On retrouve là la distribution classique des rôles entre les femmes et les hommes. Dimension spatiale : dedans/dehors et symbolique : actif/ passif. Les tâches vitales, quotidiennement répétées, discrètes, sont dévolues au féminin, autour de soins sans lesquels aucune structure sociale ne perdurerait. Les tâches ponctuelles et valorisantes, de celles qui laissent une trace bien visible dans l’espace du tiers-lieu pour un temps d’investissement limité, sont prises en charge par les hommes, sans transmission des savoirs vers les femmes. On observe que les femmes qui ont des responsabilités dans les tiers-lieux sont diplômées, voire hautement diplômées. Elles ont souvent dégagé un temps de leur vie pour s’occuper de leurs jeunes enfants et, à travers le temps qu’elles ont dédié au tiers lieu, elles essaient de faire coïncider les acquêts de nouvelles compétences (sociales, organisationnelles) avec leur idéal de vie. La structure peut parfois rémunérer temporairement un ou deux mi-temps. Il ressort de l’enquête de Blanche qu’il y a une nécessité de prolonger et d’approfondir ce premier constat sur les discriminations de genre dans les tiers lieux.

La question du politique non mise en avant par les tiers-lieux sur leur territoire s’est posée avec évidence pour Blanche, qui s’est elle-même beaucoup investie au sein de son université dans les associations étudiantes et a participé activement aux luttes pendant son occupation. Pourquoi les tiers-lieux ne se positionnaient-ils pas comme partie prenante d’un changement radical de société en s’employant ouvertement à changer les paradigmes des rapports sociaux et des pratiques en matière d’éducation, d’habitudes alimentaires, d’habitat, &c,. ? Pourquoi ne mettaient-ils pas frontalement en cause sur leur territoire le système économique, aussi délétère pour les humain.e.s que pour l’environnement ?

Une vitalité inespérée de l’initiative privée

Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Mais on peut essayer de discerner ce que les tiers-lieux visités ont en commun. Semblables à bien d’autres tiers-lieux, ils ont pour caractéristique principale d’être ouverts à tout le monde, et pratiquement à tout moment. On y entre en toute liberté. Sans qu’on vous encarte. Sans qu’on vous demande ce que vous venez y faire. Aujourd’hui, quel autre lieu offre une telle absence de filtrage ? Les tiers-lieux assument d’être des espaces de marginalité qui représentent une alternative aux propositions des sphères socioprofessionnelles dominantes. Mais ils n’offrent rien qui s’inscrive dans un champ politique explicite, extra ou intra parlementaire. Promoteurs discrets d’une autre façon de vivre, ils font bouger en douceur les curseurs de l’alimentation, de la consommation, de l’habitat, de l’éducation, de la sociabilité. À lire les entretiens des personnes actives dans les tiers-lieux rapportés par Blanche, on perçoit un refus très net de se mettre en avant, de se « faire valoir ». Invité.e à investir un lieu, chacun.e y réalise des choses à sa portée. Pas de directives pour dicter ce qu’il faut faire. Pas de temps imposé pour donner forme à un projet. De cette non-directivité découle progressivement une confiance en soi, l’émergence d’une conscience du faire ensemble, un appétit de transmettre de pair à pair. Plusieurs témoignages s’accordent sur la dimension quasi thérapeutique des lieux, attachée à l’attention portée aux autres, au soin de l’environnement proche et aux capacités que chacun.e y (re)découvre. Mine de rien, les gens sortent de l’isolement, créent des objets, accomplissent des actions à l’échelle du bourg. Lentement mais sûrement, ils/elles troquent l’impuissance à diriger leur vie contre l’appropriation d’un lieu qui les ressource. À travers cette réappropriation se réaffirme une vitalité inespérée de l’initiative privée. On perçoit là une parenté avec le mouvement de l’habitat participatif. Un transfert des valeurs s’opère par une osmose qui résulte de la rencontre d’individus usagers du tiers-lieu et de gens décidés à concrétiser des idées de partage et de faire ensemble, d’accueil et de solidarité. Le mouvement part de la plus petite échelle : l’individu raccordé à d’autres individus dans une logique structurée de façon plus horizontale que le mouvement associatif classique. Sans verser dans une nostalgie surannée, cet élan ramène à la question de l’habiter rural, une forme de partage des tâches et d’entraide du quotidien qui appelle à une vie plus collective autour de la satisfaction des besoins élémentaires. Les personnes qui s’impliquent se sentent plus fortes au sein d’un organe agissant. À cet endroit, les tiers-lieux offrent une fenêtre pour réinventer notre rapport aux autres et notre rapport au monde. Les tiers-lieux sont des pôles d’expérimentation de lieux ressources pour l’échange de pratiques et des piliers de l’essaimage d’innovations d’intérêt général. L’enquête sur l’impact des tiers-lieux est venue à la fois préciser et illustrer ce qu’apportent ces initiatives, dans leurs dimensions humaine et politique, au sens noble du terme. Dimensions difficilement quantifiables a priori, mais dont les effets sont bien réels. La teneur des témoignages recueillis auprès des usager.ère.s et l’effervescence locale que ces lieux suscitent sont là pour rappeler ces apports.

Du cri des citoyen.ne.s à la verticalité des dominants

L’existence des tiers-lieux s’inscrit dans une longue filiation historique, bien antérieure à la récupération du mot tiers-lieu par sa labellisation. On constate chaque jour sur le terrain cette pulsion de sociabilité, cette nécessité de créer un espace de socialisation à partager dans la reconnaissance de ce que chacun.e y réalise. Parallèlement à ce cri de citoyen.ne.s qui ressentent le besoin de créer des espaces de liberté, une force s’exerce en sens contraire. La raréfaction des services de l’état provoque l’assèchement de l’emploi, la perte des repères, la solitude, le déracinement. Les pouvoirs publics ont peu d’indicateurs sur l’état des territoires ruraux. Aussi, quand une initiative prend de la vitalité et de la visibilité sur un territoire rural, elle aimante les forces du libéralisme, qui, à travers les collectivités territoriales, s’emploient à s’approprier cet élan vital pour entreprendre sa rentabilisation politique et économique. Au mouvement égalitaire, horizontal, tend à se substituer une hiérarchie verticale qui s’insinue par différents moyens pour encadrer les initiatives. Actuellement, le regroupement obligé des tiers-lieux sous une bannière unique illustre cet état d’esprit coercitif. En attendant le reflux de cette OPA, la question pour les tiers-lieux à but non lucratif est de savoir comment survivre sans un collier autour du cou.

Tiers-lieux : des raisons de se faire discrets ?

Il découle du constat précédent, à savoir la récupération de forces créatrices sur les territoires ruraux, que les pionnier.ières, qui ont créé les tiers-lieux, néo-ruraux pour la plupart, ont bel et bien fait de la politique puisqu’iels ont modifié le terreau de leur lieu d’implantation. Leur façon de vivre reflète une éthique de la frugalité et du partage, et des objectifs orientés vers la création de liens et l’aspiration aux actions collectives. Les tiers-lieux attirent des personnes isolées en quête de sens. Derrière une apparente neutralité, les résultats d’actions de terrain articulées autour des besoins humains de base indiquent clairement un désir de faire évoluer les mentalités. Les circuits courts flèchent un mode d’alimentation qui pose la question des coûts réels de l’agriculture productiviste. Les toilettes sèches révèlent un souci d’économiser l’eau. L’éco-construction, largement pratiquée par les acteurs/trices des tiers-lieux, pointe la prédation industrielle sur les matières premières et remet en question des normes abusives et coûteuses. Les tiers-lieux s’enracinent progressivement en s’appuyant sur le proche et le lointain. Sur place, ils attirent, comme déjà dit, les bonnes volontés qui habitent un désert social et les solitaires sans repères, faute de lieux et/ou de travail. De façon plus lointaine, les tiers-lieux sollicitent des aides financières auprès des agences interministérielles, des Régions et des Départements, via des programmes souvent pluriannuels. Ils sont aussi aux taquets sur les appels à projets lancés par les grandes fondations et d’autres mécènes du secteur de l’ESS. Grâce aux actions financées par ces fonds publics et privés, les tiers-lieux finissent par jouir d’une notoriété auprès des habitant.e.s, puis d’une reconnaissance par les autorités locales, facilitée par les partenariats noués avec la Caisse d’Allocation familiale (CAF). Enfin, ils s’appuient sur les ressources propres issues des dons, cotisations et d’autres formes de participation des usager.ère.s. Le fait de ne pas afficher localement d’opinion politique n’empêche pas les acteurs/ trices des tiers-lieux de rester connecté.es à des luttes qui se déroulent ailleurs. De façon similaire, les habitant.es n’affichent pas non plus leurs opinions politiques. Les élections locales découragent les minoritaires qui se tournent vers les élections législatives et présidentielles. Les électeur/trice.s rebuté.es par l’alternative Votez à droite ou vous aurez le chaos de l’extrême-droite, et coincé.es par le mode de scrutin actuel, s’abstiennent. Le plus fort taux d’abstention dépasse 50 % dans certains bourgs. Dans ce contexte, pourquoi un tiers-lieu irait-il s’aventurer dans les sables mouvants d’un coming-out suicidaire ?

Évoluer pour survivre : Création du mouvement les tiers-lieuses

Les travaux de Relier sur les tiers-lieux suscitent un intérêt dépassant largement les réseaux proches. Cette convergence a rendu évidents le besoin et l’urgence de poursuivre et d’organiser plus formellement cette dynamique collective. D’où la création des tiers-lieuses, « coordination nationale de lieux à but non lucratif et spéculatif » basée sur l’idée d’un collectif auto-organisé. Actuellement, un groupe de travail anime et préfigure cette coordination. Son site Internet contributif, un wiki, présente un manifeste des tiers-lieux à but non lucratif, un agenda, un module de présentation des projets et un espace-ressources documentaires thématisé. Des ateliers sont organisés à l’échelle régionale, regroupant des lieux et des collectifs. On y mutualise les réflexions, les projets et les travaux déjà menés. Ces ateliers sont autant d’occasions de se mettre en lien dans un état d’esprit de compagnonnage. Les prochaines rencontres auront lieu les 13, 14 et 15 juillet à Toucy, en Bourgogne.

Les tiers-lieux à but non lucratif vont devoir redéfinir ou confirmer leur positionnement : les relations avec les collectivités territoriales ; les formes juridiques les plus pertinentes à donner à leurs structures ; la relation aux jeunes générations ; la question comparée de la non-lucrativité et de la rentabilité d’un lieu. Un retour sur les pratiques est nécessaire, notamment sur la question du genre. Des alliances sont à construire en s’entourant de compétences fines : juristes, géographes, ethnologues, &c,. Les temps sont mûrs pour que l’état moissonne les domaines défrichés de façon largement bénévole par les acteur/trice.s des tiers-lieux qui sont acculés à court terme à investir d’autres champs, peut-être encore moins rentables et plus souterrains. Cette adaptation obligée évoque la récupération du travail des pionnier.ère.s de l’écologie. Au fil des années, leurs idées ont été galvaudées par l’ensemble de l’échiquier politique. Et, en fin de compte, un travail considérable reste à faire. Aussi longtemps qu’ils se tiendront hors des sentiers battus et du contrôle, les tiers-lieux contribueront à la transformation sociale -et territoriale. Ils participent déjà de l’émancipation, et du renforcement de l’autonomie et de la capacité d’intervenir des personnes qui les côtoient ou les fréquentent. Leurs porteur.euse.s s’inscrivent dans le mouvement et la culture des « communs » en créant les conditions de la pérennité des lieux, d’abord par la gestion commune, déjà actée, et par la recherche de formes de propriété collective qui se profilent.

Françoise-Edmonde Morin, Thomas Schamasch, Raphaël Jourjon et Hubert Julien pour le groupe de travail tiers-lieux de l’association Relier

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Le rapport de Blanche Laskar : Un regard politique sur les tiers-lieux ruraux

Références :

  • Tiers-lieux à but non lucratif Un recueil pour raconter, penser et confronter nos pratiques. Coédition RELIER et Réseau des CREFAD, mai 2022. 2022 : http://www.reseau-relier.org/Sortie...
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