Habitat > Articles

Expériences alternatives et pouvoirs publics, l’exemple du logement

 10 mars 2009

Intervention en plénière de Marc Uhry - Délégué régional Rhône-Alpes Fondation Abbé Pierre lors des rencontres "habitat et rôle des élus"

On a tous déjà vu un couple bourré, essayant de danser un rock en se marchant sur les pieds. Pathétique ; et pourtant, c’est ça le rock’n roll ! Ainsi en va-t-il des relations entre pouvoirs publics et expérimentations sociales, maladroitement enlacées, ne pouvant ni se passer de l’autre, ni s’accorder vraiment. Mais peut-être que c’est dans la nature difficile de ces relations que réside l’essence de la démocratie ; dans la tension entre changement et conservation, entre initiative individuelle et règles collectives, entre utopie et pragmatisme…

Mais cette tension peut courir au chaos, à l’effondrement des deux danseurs sur la piste, dont ils sortiront blessés, fâchés, se jeter dans d’autres bras, ceux du nihilisme ou de la dictature, par exemple. Tout l’enjeu consiste donc à donner une forme à cette relation complexe, c’est-à-dire à mesurer où la puissance publique peut accepter l’alternative, par quels mécanismes elle peut la faciliter, pour comprendre ce qui est utilisable et ce qui doit être transformé.

Les politiques foncières et de l’habitat fournissent un système sophistiqué d’interventions et de relations entre la collectivité, les individus, les expérimentations collectives. Elles se caractérisent en premier lieu par des politiques de régulation, dont la vocation originelle est de protéger les individus des excès de domination des uns sur les autres : règles d’urbanisme, statuts d’occupation échappant à la liberté contractuelle, normes de qualité de l’habitat. En second lieu, les politiques publiques sont des politiques de redistribution : allocations logement, financement du logement sociale, stratégie fiscale, aide aux impayés… chaque année en France, ce sont plus de 30 milliards d’euros qui sont dépensés en politiques de l’habitat et autant qui sont prélevés sur le secteur du logement. La troisième fopnction est l’adaptation des réponses à la diversité des situations : accompagnement social, aires d’accueil de gens du voyage, formules adaptées à la souffrance psychique, etc. Ces fonctions se déclinent en trois piliers de politiques publiques : la protection juridique des individus, la production d’un stock de logements corrects et accessibles, les politiques sociales de l’habitat.

Les trois blocs des politiques publiques

Protection légale Un stock suffisant de logements accessibles et décents Services ciblés
Statut d’occupation (droits et obligations des locataires, des propriétaires) Production publique (pour répondre à la diversité des besoins non couverts) Catégories vulnérables (risque d’exclusion sociale)
Accès au logement : droit des demandeurs (discrimination, DALO, délais anormalement longs ) Socialisation du secteur privé (fiscalité, règles d’urbanisme, etc.) Besoins minoritaires (nomadisme, souffrance psychique,…)
Couverture des risques sociaux (aides financières aux bas revenus, prévention des expulsions,…) Qualité de l’habitat (normes de salubrité, aides à l’amélioration de l’habitat) Habitat hors-norme (habitat immédiat (urgence), habitat d’insertion, habitat atypique)
Opposabilité ( sur les trois volets : recours judiciaire et responsabilité institutionnelle) Services périphériques (information, formation, accompagnement social, lien emploi, santé, éducation, participation)

Mais les politiques publiques ne sont pas un phénomène météorologique aléatoire, mais une construction. Elles sont l’aboutissement de rapports de forces et en suscitent de nouveaux. En l’espèce, les politiques d’aménagement et d’habitat ont d’abord visé à assurer la stabilité sociale (reconstruction d’après guerre, ne pas désespérer Billancourt…) et un développement économique industriel : le BTP est un secteur gourmand d’emploi, quand le bâtiment va tout va, et l’Etat a accompagné la mise sur pied de champions industriels français du secteur dans les années cinquante. Mais depuis les années soixante-dix, les politiques publiques ont largement été le produit du mouvement social. Les normes de qualité étaient réclamées depuis le début du vingtième siècle et n’ont cessé de progresser ; le statut protecteur et normé pour les locataires a été lui aussi maintes fois réclamé avant d’être stabilisé en 1989. La volonté de sécurisation des précaires a accompagné la crise des années soixante-dix est a trouvé un débouché avec la loi sur le droit au logement de 1990. La puissance publique doit se souvenir que les politiques les plus intéressantes qu’elle a développé depuis un siècle sont le produit du mouvement social et d’expérimentations locales. Nous étions normalement arrivés à un système parfait : de l’habitat de qualité, des conditions de vie pérennes, un filet de sécurité pour ceux qui n’y accèderaient pas. Malheureusement (ou plutôt heureusement !), la vie ne tient pas dans les modèles : la satisfaction de ces revendications s’est traduite par une standardisation progressive des modes de vie. La résorption des îlots insalubres a chassé les pauvres des centre-villes, en contribuant à harmoniser les prix du logement. Les standards de qualité empêchent ceux qui n’accèdent pas à la norme, par choix ou par contrainte, de se débrouiller par eux-mêmes. Les précaires sont « protégés », c’est-à-dire sur-administrés : ceux qui se conforment le moins au système sont ceux qui en subissent les plus fortes contraintes. Par exemple, un jeune étudiant peut faire la bamboche et vivre dans la fange de sa sous-pente, tandis qu’un jeune précaire en foyer ne peut ni découcher, ni recevoir, ni rentrer îvre.

Cette situation fait naître de nouvelles revendications, pour une meilleure reconnaissance de la diversité des modes de vies, des différents besoins territoriaux, d’une gouvernance adaptée aux spécificités institutionnelles des différents territoires ou problématiques (ruralité, etc). Ces attentes nouvelles sont elles-mêmes à la source de nouvelles tensions, dans la mesure où la disparité de l’intervention publique et les dérogations demandées apparaissent comme des brèches dans l’universalité des droits et l’égalité des individus face à l’administration. Un nouvel avatar de l’éternelle tension entre équité et égalité, avec un renversement historique des rôles entre le mouvement social et la puissance publique. Comment dès lors faire de la diversité des modes de vie une composante du droit au logement et un levier de l’aménagement du territoire ?

La première perspective est de créer des « agrafes » entre la réglementation et l’alternative. Il serait en premier lieu opportun d’organiser la diversité de l’occupation des sols à travers une réforme des Plans Locaux d’Urbanisme. Un quota minimum de « zones adventices » mériterait d’être instauré. Adventice, c’est le nom générique des mauvaises herbes ; les zones adventices sont celles où on ignore ce qui va se passer, où rien n’est prévu qui ne puisse se discuter et où les accords locaux doivent tout permettre. La protection juridique de l’adventisme existe déjà, à travers le droit international : c’est la règle de proportionnalité qui fait qu’au-delà de la stricte application de la Loi, la Cour Européenne des Droits de l’Homme vérifie les conséquences comparées de cette application sur l’individu et sur la collectivité. Si la contravention au PLU était la seule solution qu’une famille a trouvé pour vivre dignement, les juges considèrent qu’elle doit pouvoir continuer. Une seconde agrafe est la reconnaissance juridique de l’habitat coopératif. Cette reconnaissance ouvrirait une brèche dans la dichotomie entre les statuts de locataire et de propriétaire, dans laquelle de multiples expériences pourraient trouver une niche. Une troisième agrafe est l’ouverture des aides individuelles au logement (AL) aux modes de vie minoritaires, en les indexant seulement sur les revenus et pas sur les conditions de vie. Il est fondamentalement ridicule de pénaliser les individus pour leur mode de vie : soit ils l’ont choisi et méritent d’être respectés, soit ils le subissent et ne méritent certainement pas d’être pénalisés.

Le second axe de régénérescence des relations entre puissance publique et expérimentation est la réforme financière des politiques publiques de l’habitat. Aujourd’hui deux-tiers des dépenses publiques vont vers le marché privé, sans contrepartie sociale, notamment au travers d’aides fiscales qui sont un mécanisme inique de redistribution vers le haut (le Borloo populaire, qui coûte à l’Etat plus cher qu’un logement social, demande en contrepartie un loyer à moins de… 10 euros / m2). La rationalisation de ces cadeaux inutiles au marché offrirait des ressources supplémentaires qui permettraient de financer les surcoûts liés aux nécessaires adaptations locales, à encourager l’expérimentation.

Allez, il n’y a qu’à de baisser pour les ramasser. Le tango, c’est bien aussi comme danse.

Avec le soutien du FEDER :